"
Etre artiste ", voilà
une expression qui mérite explicitation. Se dire artiste, en effet,
peut sembler péremptoire, à bien des égards, si cela
n'est pas justifié. Car il est vrai qu'aujourd'hui tout le monde peut
prétendre, à tort ou à raison, être artiste, comme
certains se disent 'philosophes' sans savoir ce que c'est que la philosophie,
ni l'avoir pratiquée véritablement par la lecture des grands
textes. Mais n'y insistons pas : cette comparaison a ses limites, attendu
que la philosophie n'est pas un art, mais une science, un savoir, relevant
de la theoria selon Aristote.
" Etre artiste " n'est pas une expression qui doit se prendre à
la légère. Qu'est-ce qu cela veut dire ? Qu'est-ce que cela
recouvre ? Il faut ici oser arrêter un temps la réflexion, et
il importe d'autant plus de le faire que le mot artiste semble avoir perdu
aujourd'hui de sa profondeur, de sa richesse, de sa force expressive. C'est
à plusieurs titres qu'un artiste est artiste, et il convient de le
préciser maintenant :
- D'abord, il l'est durablement, et non pas provisoirement ou à
temps partiel. C'est dans la durée qu'un artiste se construit tel.
Pour reprendre une jolie formule existentialiste, " on ne naît
pas artiste, on le devient ". C'est donc au terme d'un long processus,
d'un investissement personnel et rigoureux, en un mot par persévérance
qu'on devient artiste, ou plutôt qu'on se donne les moyens de le devenir.
Dès lors, qu'est-ce que cela implique ? Tout simplement que l'art ne
relève pas seulement de l'inspiration, mais aussi et surtout de la
transpiration, c'est-à-dire du travail, de la patience, de l'apprentissage.
C'est dire combien l'art ne s'improvise pas en communiquant avec les muses,
ni n'est un don du ciel. Il y a sans nul doute plus d'uvres ratées
que réussies chez tout artiste, et il est bon de penser que c'est là
l'empreinte des grands. Le bel art, c'est l'art de la besogne et du labeur,
et cessons de croire au mythe de l'être génial sans efforts.
Un vrai artiste se laisse identifier à ses multiples esquisses et essais,
à sa volonté de recommencer et d'aller plus loin, à son
sentiment d'insatisfaction, en bref, à sa recherche insatiable. Mais
ce n'est pas tout
- En effet, un artiste est ensuite artiste singulièrement. Il
convient d'entendre par là le fait que l'uvre d'un artiste est
une oeuvre portant la marque d'une originalité indéfinissable.
Il n'y a pas de commune mesure entre un Picasso et un Matisse, il est même
aisé, pour qui est suffisamment aguerri à la peinture, de les
distinguer d'emblée. Et pourtant, nul ne saurait adroitement établir
une hiérarchie entre les deux, pour la bonne et simple raison qu'il
n'y en a pas, sauf à faire sottement intervenir des petits partis pris.
La difficulté ici, soit dit en passant, c'est de s'arracher à
soi, à ses petites préférences personnelles et douillettes
pour aller apprécier l'art, là-bas, dans tout ce qu'il est,
à savoir : quelque chose qui nous échappe, nous résiste,
une pièce immortelle. Il n'est pas exagéré de dire qu'une
uvre est nécessairement la création unique d'un artiste
irremplaçable, et qu'au fond celui-ci s'y reflète comme dans
un miroir. En d'autres termes, il existe plus qu'une parenté entre
l'uvre et l'artiste, à savoir : une identité, une entité
indissociable. Proust n'a-t-il pas consacré sa vie tout entière
à la littérature ?
- Enfin, il l'est historiquement. Cela signifie simplement que chaque
artiste s'inscrit dans une époque de laquelle il s'inspire. Le Radeau
de la méduse n'aurait jamais vu le jour avant la Révolution
française. Autrement dit, chaque artiste a une histoire propre, qui
est la sienne sans être celle des autres, et participe en même
temps à l'histoire qui se fait, celle de l'époque où
il se trouve, du monde en lequel il est. En définitive, l'artiste se
construit une histoire unique et particulière en un monde commun et
une époque partagée avec d'autres. C'est tout le paradoxe. C'est
cette double dimension - l'histoire propre d'un individu à l'intérieur
de l'historicité- qui caractérise le devenir de l'artiste, et
c'est à la lumière de ces deux niveaux s'entremêlant que
doit se comprendre toute création.